Hommage écrit par Paul Euzière, suivi de l’intervention que Pierre Claverie avait faite à Bastia au cours de la séance de clôture
Pierre CLAVERIE
Depuis neuf ans qu’il se développe,
le Festival Transméditerranée et ses partenaires, en premier
lieu la CCAS des Électriciens et Gaziers, ont accueilli nombre de personnalités
marquantes qui sont ensuite devenues des amis fidèles et attachants.
C’est donc avec la conscience douloureuse de pertes irréparables
que nous avons vu disparaître des “géants” de l’action
et de la pensée méditerranéennes.
Toufik ZAYYAD, poète, maire et député de Nazareth ; le
général israélien Matti PELED ; le professeur Y. LEIBOWITZ
; l’éminent orientaliste Jacques BERQUE ; le Docteur A. HAMZEH
d’Hébron, grande figure palestinienne de la résistance
et du dialogue, …
Ceux qui ont eu la chance de les côtoyer savent qu’on ne remplace
pas ces véritables, et pourtant si modestes, monuments de l’Histoire
vivante.
Qu’exprimer alors devant l’assassinat
de Pierre CLAVERIE, Évêque d’Oran ?
Il se savait très menacé par les terroristes islamistes, “mais
on n’abandonne pas ses amis dans la tempête” avait-il affirmé
sur France 3 avant de redire sa joie de retrouver, le lendemain du Colloque,
ce peuple algérien, son peuple, qui, à Oran, lui a rendu un
hommage inédit et bouleversant.
On trouvera ici sa dernière intervention en France, qu’il fit
lors de la clôture du Colloque de Bastia, sous les applaudissements
émus de tous les participants.
Paul EUZIERE
Président du Comité d’Organisation du Colloque - Août
1996
Intervention de Pierre Claverie à la clôture du Colloque de Bastia. 24 Juin 1996
"Je dois dire que j'ai été très touché, d'abord
de votre invitation, et puis du climat dans lequel vous avez mené vos
travaux.
Quand on est plongé dans une situation dramatique, on a l'impression
que tout le monde tourne autour de soi, et puis qu'on n'en sortira jamais
parce qu'on est concentré dans un tourbillon.
Or, à venir ici à Bastia et participer à la réflexion
de ce colloque et aux échanges informels en dehors des sessions, j'ai
redécouvert ce que je savais déjà (mais c'est toujours
bon de redécouvrir), qu'il y a partout autour de la Méditerranée,
-j'imagine partout dans le monde- d'abord des situations aussi dramatiques
et certainement plus encore que la nôtre, mais surtout des hommes et
des femmes qui partout se battent pour que le monde ne devienne pas un enfer
total.
Ce que nous vivons en Algérie n'est pas exceptionnel, vous le savez
bien. On pourrait dire malheureusement, oui. Mais on mesure aussi que dans
les conditions difficiles où l'on est plongé, dans les crises,
les choses bougent. Peut-être que quelque chose de neuf est en train
de naître. On ne le perçoit pas encore très bien parce
qu'on est plongé dans le drame. Mais quelque chose de neuf est en train
de naître.
Je disais, ce qu'on vit en Algérie n'est pas exceptionnel. Mais on
retrouve en Algérie les caractères des principaux conflits que
vous avez décrits et qu'on a essayé d'analyser.
Sur le plan économique, Dieu sait que l'Algérie est un enjeu
avec son gaz, avec le problème de la maîtrise de l'énergie
dont vous parliez tout à l'heure; avec la globalisation de la finance
et de l'économie qui font que l'Algérie est soumise elle aussi
à toutes les lois que vous connaissez, du F.M.I., de la Banque Mondiale.
Oui, il est urgent, important, que partout dans le monde des hommes et des
femmes réfléchissent aux conditions dans lesquelles on exploite
l'énergie et on assure le développement des pays qui la possèdent.
Ceci est une première chose.
Deuxième chose. L'Algérie vit une transition difficile entre
un régime qui, à l'Indépendance a fait ce qu'il a pu,
-mais un régime qui était totalitaire et de parti unique- et
une démocratie.
D'autres pays le vivent et ont éclaté et ne savent plus gérer
le politique, le social, l'économique.
Nous sommes dans cette situation.
Avant de parler du facteur religieux il faut regarder cette réalité
en face. On n'a pas encore réussi à trouver les moyens de construire
un pays démocratique. On tâtonne, on cherche, avec les résistances
profondes d'un appareil qui n'a pas encore complètement abandonné
le terrain, et puis de nouvelles forces qui n'entendent pas non plus lâcher
le pouvoir et l'économie.
On en est là.
Le troisième enjeu est culturel. C'est vrai qu'il ne faut pas parler
de conflit de culture, mais il faut parler d'évolution de société.
Et là, le facteur culturel est extrêmement important. J'ai beaucoup
apprécié ce matin la réflexion de l'atelier 2 ("Nouvel
ordre mondial, mouvement des sociétés et intégrismes
en Méditerranée") qui disait "attention, ne jugeons
pas trop vite les choses en trouvant un bouc émissaire ou un facteur
unique qui expliquerait tout."
Les évolutions des sociétés sont une des conditions qu'on
n'a peut-être pas suffisamment analysées encore maintenant et
auxquelles il faudrait s'atteler ensemble; je pense que les Universités
seraient d'un apport très important là dessus.
La société algérienne se brise, se remodèle. Elle
est en fusion. Et de cette fusion, à mon avis, peut naître quelque
chose de neuf.
Qu'est ce qui peut naître de neuf de ce conflit sanglant ?
D'abord, il ne faut pas mélanger la religion et la politique. Cela,
vous le savez en Europe, mais c'est si peu courant dans le reste du monde.
Et on est en train de mesurer les ravages que cela fait aujourd'hui comme
cela les avait faits autrefois.
Ensuite, la différence est importante dans une société.
Alors, nous, petits minoritaires, là où nous sommes, nous vivons
intensément cette importance de la différence, (pas parce qu'on
est important, mais parce que d'autres nous disent: ne nous abandonnez pas
au totalitarisme, à la chape qui risque de s'abattre sur notre pays
et qui serait une nouvelle idéologie -religieuse ou pas religieuse-
de laquelle cette différence serait exclue), l'importance des différences,
de leur reconnaissance et de la richesse qu'elles représentent dans
un pays.
Et là, je dois dire que quelque chose de neuf naît en Algérie,
pour nous les chrétiens. C'est une espèce de reconnaissance
publique de ce fait chrétien qui a toujours été ambigu,
qui l'est encore dans la mentalité de beaucoup d'Algériens et
de musulmans, et qui l'est peut-être par nature, je ne sais pas.
Mais là, depuis que les moines ont été enlevés
et tués -c'étaient les 18ème religieux et religieuses
qui étaient tués dans ce drame- n'oublions pas surtout les 50
000 autres. Ne nous prenons pas pour le centre du monde. Des femmes, des vieillards,
des enfants ont été sauvagement tués ces dernières
années. Ne nommons pas les assassins, il y en a dans tous les bords.
Mais pour nous, l'assassinat de ces 7 moines a été paradoxalement
le moment d'une plus intense relation avec le monde musulman algérien.
De l'extérieur on nous disait: "mais partez vite, ils ne veulent
plus de vous".
C'est le contraire! On n'a jamais ressenti avec autant de force l'attachement
-c'est vrai, qui est très ancien, mais qui s'exprimait...ou qui ne
s'exprimait pas- l'attachement de milliers et de milliers d'Algériens
à ce petit groupe chrétien qui est là au milieu, planté,
uniquement, comme nos moines, pour partager la vie d'un peuple, pour vivre,
pour aimer, pour être heureux, pour souffrir et pour mourir avec ce
peuple. Point final.
Alors cette solidarité là qui se bâtit dans le sang versé
ensemble, comme je le dis souvent, il faudrait que partout ailleurs quelque
chose de semblable puisse se produire dans les consciences. Et puis, peu à
peu, dans les faits.
On ne peut pas vivre les uns sans les autres. On n'a pas le droit de s'exclure.
C'est dans les moments dramatiques qu'on perçoit avec le plus de force
qu'on a besoin les uns des autres et qu'on ne peut pas exister les uns sans
les autres.
Pour moi, cet enjeu est important aussi, surtout au moment où partout
ces opérations de "purification" (en arabe "Tasfiya"),
"purification" religieuse, "purification" ethnique, "purification"
politique..., sont à l'oeuvre.
Le témoignage de l'Algérie dans ce sens là peut être
extrêmement riche et déterminant pour d'autres, si on arrive
avec l'appui de tous ceux qui luttent pour le respect de la différence,
pour une société pluraliste, démocratique, où
le citoyen se substitue au croyant.
Avec tout cela, on peut espérer que le drame que vit l'Algérie
peut porter un message d'espérance pour d'autres.
C'est pour cela que j'étais avec vous et que je suis heureux d'avoir
été avec vous aujourd'hui. Merci !"
Pierre CLAVERIE
Évêque d’Oran